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Au commencement était la posture du guerrier

Dernière mise à jour : 8 juil. 2022

L’arrivée à Bogota - 5 novembre


El Dorado...C’est ainsi qu’avait été baptisé l’aéroport international de Bogota, où mon avion atterrit à la nuit tombée. Mais en fait de lustre et de promesse de lumière de ce nom évocateur, je découvre un ciel froid et humide, presque gris, lorsque je rejoins la file d’attente des taxis où se presse déjà une foule avide de rentrer chez elle. Une sorte de pied-de-nez moqueur donc, à l’attention des voyageurs qui s’apprêtent à découvrir une ville juchée à plus de 2600 mètres d’altitude, et où le temps n’est jamais ce qu’il semble être, passant subitement d’un soleil éblouissant à un ciel d’orage, comme mille et une pensées traversant un esprit pour s’évanouir aussitôt.



Mon amie C. a vécu un an et demi ici. Elle m’a longuement parlé, les yeux remplis d’étoiles, de la nécessité permanente, pour qui s’aventure dans les rues de la capitale, d’adopter un maintien guerrier : le corps aux aguets et le pas décidé, le regard braqué autant devant soi que vers le sol où l’on peut manquer à tout moment de tomber dans une bouche d’égout mal refermée ou sur un trottoir défoncé. J’ai mis de longs mois avant de comprendre ce qu’elle pouvait bien trouver d’enthousiasmant à cette posture martiale, n’y voyant alors que la traduction d’une insécurité urbaine qui n’avait rien d’ensorcelant.

Elle recelait en réalité bien autre chose : l’exigence d’embrasser consciemment sa vie.


En attendant, la mauvaise réputation de la ville et les multiples mises en garde dont j’avais été abreuvée avant mon départ m’avaient poussée à élire comme point de chute à mon arrivée, plutôt que le centre historique, Chapinero, le quartier étudiant et gay de Bogota. Direction l’hostal, situé à l’angle de la carrera 5 et la calle 53, où je suis accueillie par un Américain aux cheveux longs et mous, à la dégaine fatiguée.


Faisant plisser ses jolis yeux bleus et une barbe mal taillée, il m’explique sobrement le fonctionnement de l’auberge, avant de m’indiquer ma couche dans le dortoir pour femmes où j’avais réservé une place. Mon regard est tout d’abord happé par l’amas gigantesque de produits cosmétiques, de maquillage et d’affaires en tout genre qui jonchent le sol de la pièce étroite, et d’où se dégagent les effluves étourdissants d’un parfum capiteux. Rapidement, mon attention se déplace vers les courbes paresseuses d’une cinquantenaire épanouie dans toute l’étendue de sa ronde silhouette sur l’un des lits superposés, qui converse énergiquement en anglais à travers le micro attentif d’un téléphone portable.


Malgré un accent philippin particulièrement fort, je comprends, quelque peu dubitative, que cette créature lascive à l’épaisse et sombre chevelure a une vie de roman. Elle avait survécu à ce dont on ne réchappe en principe jamais : elle venait tout juste, avec son époux, de se sortir indemne d’un accident d’avion. Un miracle qui leur valut de bénéficier de trois ans de vol gratuit, en même temps que le désir d’acheter une auberge en Colombie - mais peut-être les deux ne sont-ils pas liés...


Durant les quelques jours où je partageais sa chambre, je me suis demandé plus d’une fois si elle n’était pas dépressive : malgré un appétit certain pour la conversation, je ne l’ai jamais vue en position verticale, mais, au contraire, toujours allongée dans son lit, le téléphone vrillé à une oreille et un ordinateur greffé au bout de ses doigts.



Ce soir-là, poussée par une faim qui se faisait de plus en plus insistante, je m’empressais de quitter son incessant babillage en quête d’un dîner. N’osant m’aventurer trop loin dans le quartier à cette heure déjà tardive, je me contentais lâchement du petit café mitoyen de l’hostal, que l’on pouvait rejoindre sans risque de l’intérieur, et où je ne mangeais pas grand-chose, puisqu’il ne restait déjà plus rien...


C’est tout aussi craintive que je m’avançais quelques mètres au-dehors pour fumer, non sans avoir balayé auparavant la rue d’un regard inquiet, le corps raidi par cet excès de vigilance. Un Japonais qui séjournait également à l’auberge fit bientôt son apparition : d’aspect chétif, un regard cerné que masquaient à peine de fines lunettes rondes et métalliques, il portait des cheveux longs qu’il maintenait attachés en une queue de cheval souple. Tout en tirant nerveusement sur sa cigarette, il m’apprit qu’il rentrait demain, après un tour du monde d’un an aux frais de ses parents, complètement fauché... Il s’était fait attaquer au couteau en périphérie de Lima il y a de cela à peine quelques jours, à un endroit qu’il savait pourtant dangereux :


- « Mes parents ont exigé que je rentre immédiatement », me précise-t-il même, d’une voix douce, mais où l’on sentait poindre malgré tout un mélange de culpabilité, de honte, et même l'expression d'une étrange amertume.


Car il ne voulait pas rentrer : on le devinait clairement à son regard fuyant qu’il faisait gentiment courir sur ses pieds nus, et à l’air perdu qu’arborait son visage doux et rond, où se reflétait la lumière mate d’un réverbère. Rentrer et se couler à nouveau dans l’ordre étroit du monde... Le sien paraissait particulièrement rythmé par les exigences, les rigidités et les espoirs inquiets de ses créateurs, quoi que mon visiteur ne fût plus si jeune.


Une fois seule, je songeais à l’incongruité de cette rencontre, qui me faisait réfléchir le jour même de mon arrivée à mon propre départ... À quoi pouvait bien ressembler un voyage long de plusieurs mois ? Quels détours avait pris celui de ce Japonais ? Comment serait le mien ? Comment diable allais-je bien pouvoir occuper un aussi grand laps de temps ? Me sentirais-je aussi perdue lorsque l’heure du retour aura sonné pour moi ?


Je fis quelques pas peu assurés sur le bitume colombien pour jeter mon mégot. A l’angle de la rue où se trouvait mon auberge, il y avait un carrefour.

C’est toujours un étrange sentiment que de regarder une ville qu’on découvre pour la première fois, dont on ignore à ce moment tout mais qu’on ne tardera pas à connaître bientôt : ces premières impressions gauchement échafaudées sur des détails et une absence totale de repères, qui s’effacent définitivement de la mémoire aussitôt que l’on commence à prendre la mesure de l’étendue d’une ville, de la répartition de ses quartiers et des lieux...


Je me mis à scruter le trottoir d’en face, dépouillé de toute vie à cette heure, et une morne tour d’habitation haute et rectangulaire, dont la façade jaune ne parvenait pas à masquer la laideur. De l’autre côté, au-delà d’un immeuble bleu céruléen, on distinguait une bâtisse en brique de taille plus modeste venant souligner le chaos architectural environnant. Entre les deux enfin surgissait l’une des deux voies du carrefour, dont le prolongement venait se perdre dans une obscurité inquiétante, dont je tentais absurdement de sonder l’épaisseur...

Mais qu’est-ce que j’étais venue foutre ici ?







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