1, 2, 3...4, 5,6...7, 8... voilà huit jours que je trépigne et me contorsionne comme un enfant devant un plat qu'il exècre, jetant sur le monde des regards dédaigneux où affleure l’épaisseur lourde et fatiguée d’une indifférence que même la puissance esthétique d'un paysage grandiose ne semble plus pouvoir émouvoir. La bouche se plisse dans une grimace d'arrogance crâne, et on ne lit rien d'autre que de la paresse sur ce corps ramolli par l'indigestion du trop-plein du voyage. Cette même bouche n'est bientôt plus que la métaphore du vide stérilisé par l'aridité de l'air, un trou qu'enserre une peau craquelée par la sécheresse d'une terre où l'eau ressemble à un miracle.
Car San Pedro de Atacama est un enfer pour celui que la lassitude du voyage a terrassé. Le village a le charme suranné d'une cité du Far West, avec ses bâtisses de terre rose que vient réchauffer le vert des arbres centenaires, avec ses rues poussiéreuses, sa place ombragée où des hordes de chiens goguenards toisent le passant avec l'assurance de ceux qui se contentent de peu et qui n'attendent presque rien.
Je hais ce village, ce charme usé qui n'a pas plus de réalité que celle d'un morne décor de théâtre où se presse un défilé de shorts en toile oscillant entre le brun jaunâtre et le beige lapidaire, de peaux rougies par la toute-puissance d’un soleil silencieux mais impitoyable. Ici, la nature-spectacle se monnaie à prix d’or : agglutinés devant les officines de tourisme, les troupeaux affamés d’aventures organisées font valser d’épaisses liasses de billets pour acquérir le loisir d’admirer un paysage grandiose comme on achèterait le ticket d’entrée d’un zoo. Avec l’espoir, sans doute, de se frotter à quelque sensation forte et oublier, ne serait-ce qu’un instant, la triste amertume d’une vie d’automate réglée par la déraison d’un monde qu’on ne prenait même plus le temps de regarder.
Je hais ce village et son hypocrisie enfin car il n'est qu'une somme d'interdictions, d'impossibilités : c'est boire, manger ou fumer, personne - ou presque - ne vous autorise à faire les trois simultanément. Un hygiénisme surprenant alors que le vice est bien là, au coeur même du village : il s’immisce dans les fissures des murs érodés par le souffle brûlant du désert, il rampe dans les cours décaties avec l’indolence et la morgue d’un démon. Il a l’éclat et le lustre de l’argent qui emplit les poches des shorts partis en quête du Beau et du Spectaculaire, et que toise avec suffisance le volcan Putana dont la proximité avec le village est en soi un présage de luxure et de perdition mélangées.
Je n’avais pourtant jamais prévu de jeter l’ancre dans ce pandémonium, et seuls le hasard des rencontres, la conviction d’un professeur de théâtre argentin rencontré au Brésil, et l’attente de lunettes que la maladresse m’avait fait oublier en Argentine m’y retenaient en otage.
Bien entendu, comme tout sentiment extrême, ma haine avait le caractère injuste et irrationnel de celui qui crache dans la soupe. Un gros molard nourri par la quiétude de plusieurs semaines à goûter le plaisir tranquille d'une vie quotidienne mais signifiante à Buenos Aires. Où j'avais mes habitudes, mes amis, après plusieurs mois de vadrouille, où je nourrissais l'illusion que je n'étais plus en voyage, car plus rien n'était là pour me rappeler les attributs d'une vie nomade.
J’avais donc quitté la capitale argentine avec la gravité qui sied à l’accomplissement d’un devoir : une impérieuse nécessité de poursuivre le mouvement et de sortir de la torpeur familière de la ville, dont je sentais déjà en bouche, avant même le jour de mon départ, le goût âcre de la fin.
J’avais de plus accumulé un retard désormais irréversible : 3138 km me séparaient de Lima où m’attendait, sur le papier, et dans moins de quatorze petits jours, une place dans un avion direction Paris.
C’était donc décidé, j’y renonçais.
Pourtant, dès que j’eus mis le pied dans le bus de vingt-huit heures qui devait m’emmener à Salta, dans le Nord-Ouest argentin, et alors même que je venais de repousser mon retour en France de deux mois, je fus assaillie d’un doute terrible : la coupe n’était-elle pas pleine ? Je me sentais soudain saturée de tout : de la frénésie et du bouillonnement social à Buenos Aires, des échos tumultueux d’une relation électrique avec un Porteño qui résonnaient encore en moi, de discourir chaque heure avec des inconnus dans une langue qui n’était jamais la mienne, d’arpenter chaque jour des villes toujours plus lointaines avec des jambes aussi raides et dures que des troncs d’arbre à force de se mouvoir, de faire courir chaque semaine un regard de plus en plus repu sur des merveilles de la nature dont la beauté pourtant évidente mais itérative finissait par se dérober.
Comme ensevelie sous cette forme d’excès où « l’ailleurs » se confondait dorénavant avec « l’ici », je n’arrivais plus qu’à distinguer les dénominateurs communs, avec la conviction de plus en plus intime et bruyante que les gens étaient les mêmes partout… Si le décor variait, si certaines couleurs, certaines odeurs, ou même certaines croyances changeaient, au fond le monde semblait, partout, saturé de la même merde et gorgé de la même splendeur.
Alors que l’idée même du mouvement me semblait perdre soudainement tout son sens, je me retrouvais donc à nouveau sur la route des hostal, à les vomir. Leur ambiance, où le cool est érigé en sacrement. Leurs clients, abrutissants d'ennui. Leurs conversations, toujours les mêmes, qui consistaient en une agrégation de "j'ai fait" (le Brésil, la route de la mort en Boli- vie, le Fitz Roy en Patagonie) et d'onomatopées crânement enthousiastes. Il faut dire que j'ai commencé avec le pire : une auberge en bordure du village, où la joie de vivre et le "fun" étaient érigés en obligations morales.
A peine arrivée dans le désert d’Atacama, me voilà en train de me risquer à faire quelques pas dans l'allée du jardin de l’établissement, saluée par quatre types dans la piscine, hilares et racoleurs, l’œil dilaté par la convoitise, me faisant d'énergiques signes de la main. Aussitôt après me parvinrent le vrombissement assourdissant d’une musique particulièrement désagréable, ainsi que la voix autoritaire du propriétaire chilien tatoué et arrogant auquel j'opposais d'emblée la froideur la plus arctique, tant l'abysse de sa stupidité n'avait d'égale que l'énergie qu'il mettait à rudoyer son sympathique employé. Un sombre connard à la haute stature qu'il confondait avec la grandeur du génie.
Prise au piège comme un criquet au milieu d’un nid de scorpions, alors que d’ici on ne pouvait rejoindre San Pedro qu’au moyen d’une navette que l’auberge mettait à disposition selon son bon vouloir – c’est-à-dire presque jamais –, je dus, chaque jour, subir les assauts répétés du dit propriétaire, intrusif, excessivement tactile, qui me poursuivait de ses questions déplacées sur ma vie sexuelle et de son ardeur béotienne. Une ardeur exprimée obstinément dans la langue de Shakespeare, et qui s’amplifiait proportionnellement à la courbe de mon indifférence : totale.
- "Hey French beauty, you like what I did this morning with the cactus ?"
- "Don't know, didn't see " - « Tu aimes les hommes avec des tatouages ?" - "Je m'en tape mec. Aucun avis sur la question. Rien à foutre".
- « Je vais te sortir ce soir. Come on, je vais prendre soin de toi"
- "Ouais...non. J’suis pas d'humeur".
- "Je t'invite… Allez".
Ouais bah...rien à foutre.
Un ennui profond, abyssal, à compter les jours jusqu'à mon retour. Dans cette dictature du Cool où la plus petite envie de tranquillité était perçue comme une tentative de putsch, seuls la classe scandinave d'une Joséphine danoise - une des rares à ne pas aimer le régime -, l'humour British d'une Fiona déjà rencontrée auparavant au Brésil, l'énergie bon enfant d'un groupe de jeunes Français attardés mais sympathiques, ainsi que la distance mesurée d'un médecin allemand me sortaient de mon isolement volontaire.
Mais bientôt l'enfer pris fin. Lassée du régime fanfaron de cet empereur du vide, je pris mes cliques et mes claques et partis m'installer "en ville", dans un fracas de telenovela où il ne se passa plus un jour sans que je rencontre quelqu'un m'ayant aperçue en Dictature Du Cool, s'enquérant des raisons de mon départ, me comptant les plus récentes excentricités du Sombre Connard.
L'enfer prit fin et le miracle opéra, tel un mirage s’élevant au-dessus des plaines sableuses d’Atacama.
Dans la nouvelle auberge où j’avais établi mes quartiers de dissidente, je tombais nez-à-nez avec Dani, un chic Roumain rencontré à Buenos Aires, ainsi qu'Andrei, son meilleur ami et médecin du cœur, que je voyais pour la première fois. Un grand brun dont le corps avait la souplesse et l’élégance du guépard, et dont le sombre velours du regard trahissait une imperceptible lassitude, à peine masquée par des lunettes aussi noires que le jais de ses cheveux. À défaut des miennes, qui ne devaient arriver qu’une poignée de jours plus tard, l’univers semblait malgré tout déterminé à me faire retrouver la vue…
Un miracle roumain donc, comme un souffle de vie venu réveiller les morts, chariant avec lui, sous un ciel constellé d’étoiles millénaires et dans la soudaine fraîcheur des nuits qui ne parvenaient pas à retenir la chaleur du sable, des discussions stimulantes sur tout et n'importe quoi, en passant par Donald Trump et des histoires de vampire, des récits de record du monde de statue d’oignon en Transylvanie, jusqu’au parfum même d’un pays est-européen - quoi que latin - où je n’avais jamais mis les pieds, mais dont l’odeur si familière me rappelait étrangement mes racines polonaises et rassurantes. Une tornade flamboyante d’intelligence et d’humour, couplé à un sens catastrophique de l’orientation, qui s'étaient providentiellement invités dans mon indifférence blasée du voyage...
À notre trio franco-est-européen se greffa rapidement un quatrième membre, Dylan. Un aspirant chirurgien originaire du Canada, au petit visage de poupée, presque féminin, dont les longs cils épais et noirs, qui contrastaient si étrangement avec l’éclat doux de ses cheveux blonds, donnaient à ses yeux un scintillement presque humide. Et c’est tous ensemble que nous décidâmes de partir sur les routes de ce nord chilien dans une voiture de location, à faire du tourisme de l'absurde.
Confortablement installés dans une SUV vieillissante, nos poumons gorgés du sable qui s’engouffrait par les fenêtres ouvertes en même temps que les effluves revigorantes de la liber- té retrouvée, nous fûmes d’emblée entraînés dans une escapade involontaire dont l’incongruité était aussi singulière que l’extravagance de ce tourisme hipster à la sauce roumaine. Notre inconséquence nous fit ainsi faire, bien malgré nous, la visite d'une zone industrielle d'acides sulfuriques, qui nous aurait sans doute conduit à une mort certaine si je n’avais pas réalisé à temps notre erreur. Des quiproquos roumano-canadiens qui nous menèrent ensuite tout naturellement à la visite d'un champ de mines antipersonnel et de production de lithium, après que notre voiture eut dépassé un parc d’éoliennes jaillies des profondeurs de la terre, telles de redoutables colosses d’acier gardiens d’un temple invisible.
Le deuxième jour surpassa encore toutes nos attentes, lorsque Dylan, exprimant l’envie subite et irrépressible de prendre en photo le vide du désert d’Atacama, fit entreprendre au cerveau reptilien de Dani une embardée roumaine en dehors de la route. La voiture eut tout juste le temps de parcourir quelques mètres qu’elle s’enfonçait déjà dans le sable pour...refuser de bouger. Trois heures durant, sous un cagnard à faire rissoler des méchouis. Malgré des subterfuges ingénieux faits de cailloux ramassés avec la patience d’un moine bouddhiste.
Un camion de marchandises venu à notre rescousse ne fut pas plus chanceux : il s’enfonça à son tour, nous contraignant à faire appel à…un deuxième camion. Je rigole, on rigole. On s'emmerde. On transpire à grosses gouttes en vidant le premier camion de ses centaines de canettes de bière, de bouteilles d'eau, de jus d'orange insipides. Puis à le remplir à nouveau, avec nos compagnons d’infortune. Résolue à m’assoir finalement sur le capot de notre SUV, enveloppée dans la torpeur du soleil brûlant, je regarde les garçons transpirer encore, verser de l'eau pour durcir les particules, ramasser des cailloux, faire jaillir un chemin du sable mutique et aveugle pour tenter de rejoindre la route.
Et la comédie prend fin, elle aussi. Nous repartons aussitôt admirer des lagunes et des lamas timides.
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