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Fantômes - Chronique des premiers jours

Dernière mise à jour : 8 juil. 2022



Dans la matinée du 6 novembre, vers 11h30, trente-cinq guérilleros répartis entre trois véhicules prennent d’assaut le Palais de justice de Bogota en passant par le sous-sol, et ouvrent le feu.


Les corps s’affaissent sous l’impact des balles, ployant sous l’insoutenable pesanteur de l’être que plus aucun organisme vivant ne vient soutenir. Presque simultanément, d’autres guérilleros en tenues de civils s’attaquent à l’entrée principale au nom de « la paix et de la justice sociale ». Sans doute encouragés, aussi, par les cartels de la drogue, qui verraient d’un bon œil la disparition de la documentation que le Palais de Justice a patiemment accumulée sur leurs dirigeants... C’est en tout cas le bruit qui court.


Les assaillants capturent ainsi plus de trois-cents personnes en otage, y compris le président de la Cour Suprême. Des magistrats, des employés du palais, les serveurs de la cafétéria du tribunal, des visiteurs qui avaient définitivement mal choisi leur jour.

Dans l’après-midi même, et jusqu’au lendemain 7 novembre, l’armée entreprend de reprendre le contrôle du Palais : l’« opération », extrêmement violente, se solde par plus d’une centaine de morts.

On parle de massacre.



C’était il y a 20 ans. Le pays était alors plongé dans un contexte général de conflit armé qui durait depuis des années, charriant avec lui les graines d'une amertume silencieuse. C'est pourtant cet épisode qui, entre tous, est resté dans les mémoires comme l’une des pages les plus sombres de l’histoire de la Colombie.

Il conserve, aujourd’hui encore un caractère résolument polémique, tant le rôle joué par les militaires dans certains des assassinats d’otages avait suscité à l'époque, et suscitait encore, de vives interrogations chez bien des observateurs...

Lorsque je me réveille ce matin du 6 novembre, j’ignore pourtant tout de l’événement lui-même comme des préparatifs de la commémoration.

Avec le recul, je me dis que je comprends mieux pourquoi je me suis sentie si oppressée dans cette ville dès mon arrivée, et pourquoi j’ai trouvé l’élan de la quitter tout aussi vite, dès le lendemain des hommages et du "pardon" au nom de l'État demandé aux victimes par le président colombien.


Peut-être l’air bruissait-il de l’agitation et du trouble des morts qui s’étaient invités dans les rues de Bogota en quête de justice, au souvenir ressuscité du massacre, vingt ans après... Peut-être les propres événements de ma vie durant mon court séjour dans la capitale s’étaient-ils mis au diapason de l’épaisse pesanteur de l’atmosphère qui régnait dans la ville.

Peut-être enfin que je me raconte tout simplement des histoires, et que les premiers jours d’un si long voyage sont forcément maladroits. Indécis...pâteux.

Incontestablement, il y a un sentiment d’étrangeté dans les débuts, et ce d'autant plus lorsque vous savez dès le départ que " tout ça" prendra fin : je savais, sans l'once d'une hésitation, que je rentrerais en France.

Dans cette perspective, sept mois peuvent sembler bien dérisoires, comme toute expérience dont l'issue est jouée d'avance. Les sensations des premiers jours sont d'ailleurs confondantes de familiarité, avec la même attention curieuse qui surgit lors de vacances prises pour souffler entre deux bouts de vie où se débattent les contraintes et les obligations.

Mais sept mois peuvent paraître démesurément longs aussi lorsque vous ne voyez pas encore à quoi vous pourrez bien employer votre temps pour honorer l’idée que vous vous faites d’une parenthèse « enchantée ».


La réponse est pourtant simple, d’une simplicité biblique même, et pourrait se résumer à un unique programme : vivre et habiter sa propre existence. Sans réserve, sans attente particulière. Sans idées préconçues, enfin.

Mais ça aussi je l’ignorais lorsque je me réveillais ce matin du 6 novembre dans l’étroit dortoir féminin de mon auberge. Je l'ignorais d'autant plus car je passais mes premières journées dans la capitale colombienne à marcher sur les pas de ma vie d’ « avant », la tête assaillie de souvenirs et remplie de stigmates du passé, peuplée de fantômes.

Une vie qui appartenait désormais à l’ailleurs, et où s'immisçait surtout celles des autres. J’en garde un souvenir très précis : celui d’un déroulement à la mécanique aussi implacable que celle d’une horloge suisse, surprenante en territoire latino.


Ce premier matin, un soleil radieux s’était levé au-dessus du béton gris des gratte-ciel, au-delà des collines, plongeant Bogota dans un halo de lumière jaune et puissante. Vu de jour, le carrefour qui bordait mon auberge ne semblait plus nimbé de mystère : il revêtait, bien au contraire, un caractère parfaitement banal.


Ma première promenade me conduisit à quelques pâtés de maisons de mon hostal, chez la mère d’un des amis colombiens de C., à laquelle je devais remettre une enveloppe qui m’avait été confiée à Paris. Invitée dans l’intimité de son appartement agréable et chaleureux, où trônait une multitude de livres amassés sur de grandes étagères et de photographies accrochées au mur, je fis mon possible pour exploiter au mieux mes misérables restes d’espagnol et soutenir, autour d’un thé fumant, la conversation souriante de la maman.


Mon devoir accompli, je poursuivis mon pèlerinage à peine quelques rues plus loin pour retrouver J., un camarade d’études que je n’avais pourtant rencontré qu'à une seule occasion.

Il avait été dans la promotion en-dessous de la mienne : une raison suffisante pour que nous ne nous croisions jamais en cours.

Lui aussi avait, un jour, décidé de lever les voiles, nourrissant l’espoir de s’installer au Brésil, avant de poser finalement ses valises à Bogota. Sa belle gueule et ses yeux azur, qu’ourlaient de longs cils humides, étrangement noirs au milieu de ce visage clair, lui y avaient valu d’embrasser la carrière de mannequin. Mais J. était avant tout un ami de P., le seul garçon qui m’eut jamais vraiment troublée en une décennie de relation monogame : une simple apparition lors d'une soirée universitaire, alors que je me trouvais accolée à une table pour observer la foule rassemblée. J'eus aussitôt l'attention happée par sa haute silhouette et sa carrure imposante, ses épais cheveux bruns et ses yeux sombres qui brillaient au-dessus d’une mâchoire carrée de mâle alpha. Nous n’avions même pas échangé un mot ce soir-là, il ne m’avait même pas vue : pendant de courtes minutes je l’avais simplement observé parler, hypnotisée par son ardeur juvénile, dont la réelle noirceur se dérobait ce soir-là sous des couches épaisses d'énergie enjouée. Mon cœur avait fait un bond dans ma poitrine, le sang m’était monté subitement aux joues : c’était tout.


Ce n’est qu’une poignée d’années plus tard que nous eûmes une brève aventure, décevante pour tous les deux en dépit d'espoirs nourris avec l'ardeur des nouveaux croyants.

L'incompréhension était totale.

Dans l’appartement de l’immeuble cossu où J. avait élu domicile, et où un portier, comme partout ailleurs dans ce quartier « chic » de la capitale, faisait la pluie et le beau temps pour déterminer qui aurait l’insigne honneur de franchir le seuil de l’imposante entrée, nous parlâmes tourisme et itinéraire. Depuis son salon, j’observais les montagnes qui surplombaient la ville, tentant une fois de plus vainement de percer les mystères topographiques de Bogota, bercée par l’accent marseillais de mon hôte.

Je pris malgré tout rapidement congé : si J. faisait preuve d’une sympathie évidente, sa forme de réserve inexplicable - si éloignée de la volubilité ardente de nos brefs échanges lors de notre première rencontre à Paris - ne m’incitait pas à m’attarder davantage.


Ce n’est seulement qu’après, lorsque je me mis en quête d’un taxi pour rejoindre mon prochain lieu de rendez-vous à l’entrée de la bibliothèque nationale, que mon séjour prit sa véritable consistance : je devais rejoindre Juan, l’homme avec lequel mon amie C. avait passé un an et demi à Bogota.



Arrivés tous deux très en retard, nous primes aussitôt place au café Valdès à proximité du musée Botero pour nous protéger du mauvais temps qui avait sournoisement décidé de chasser le soleil.


D’emblée la discussion se fait vive et chaleureuse : Juan est encore plus coloré que dans mes souvenirs. Agitant ses bras comme un prestidigitateur devant une foule invisible, il se lance à tout moment dans des imitations de son cru, fracassant au passage les Français dans un grand éclat de rire contagieux. La frénésie de nos échanges se poursuivit jusqu'au soir tombé puisque Juan décida de m'embarquer, le temps d'une journée, dans sa vie.

À commencer par le barrio Belen, à trois rues d’encablure d’un autre quartier emblématique de la ville : le barrio Egipto, le deuxième plus vieux quartier de la capitale. Mais aussi l’un des plus misérables et des plus violents, marqué, jusqu’au début des années 2000, par les conflits entre gangs : en une décennie seulement, les rues d’Egipto furent les témoins silencieux de plus d’un millier de meurtres, dont une majorité commise sur des enfants.

Belen quant à lui constitue l’une de ces « frontières invisibles » caractéristiques de Bogota, séparant le célèbre centre historique et touristique la Candelaria - et les quartiers riches du nord -, des quartiers immenses et pauvres du sud de cette ville de dix millions d’habitants.

Longeant des murs foisonnant de graffitis, quasi seuls, nous finissons par atterrir devant la Casa-B, un espace de médiation et de création socio-culturel né en 2012 de l’imagination de plusieurs artistes pour accompagner le développement de la communauté de Belen.

L’imposante demeure coloniale s’avère aussi mutique que l’enceinte d’une église, et sa porte désespérément close. La chienne Satcha, une habitante des lieux particulièrement affectueuse, vient pourtant nous saluer et nous tenir compagnie alors que nous patientons dans la rue.


Après une attente qui m’a semblé très longue, Dario, l’un des fondateurs, finit par faire son apparition en même temps que son français, absolument excellent : c’est sans doute la faim qui l’avait fait surgir de nulle part, puisque nous prenons aussitôt la direction du petit restaurant du quartier, une sorte de bouiboui rempli d’habitués où officie un jeune serveur qui ne doit pas avoir plus de seize ans.


Petit à petit, ce sont tous les acteurs du centre culturel qui viennent nous rejoindre à table, comme Johanna, une très jolie colombienne au visage de madone, ou encore un jeune homme dont le large sourire franc laissait apparaître des dents pourries et grises.


Après nous être munis de tinto insipides nous retournons au centre culturel, dont le patio central et les murs joliment décorés se font l’écho, à cette heure, du babil d’une multitude joyeuse d’enfants. L’harmonie apparente des lieux, où l’on semble goûter une concordance des esprits et d’un enthousiasme à l'innocence juvénile préservé des turpitudes urbaines du dehors, se fissure brusquement avec l’apparition d’une bénévole de la Casa-B, une toute jeune suédoise à la blondeur éclatante. D’une voix douce et mesurée, qu’elle suspend par moments pour distribuer de tendres sourires aux enfants qui font régulièrement irruption dans le bureau sombre où nous sommes tous attablés, elle s’emploie avec une application surprenante de tranquillité à faire le récit de sa mésaventure de la veille : trois hommes l’avaient agressée au couteau dans la rue.


Un léger élancement étreint aussitôt ma poitrine, comme un vague souvenir de la sourde paranoïa que je nourrie depuis mon arrivée à Bogota.




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