Manaus, plus grande ville d'Amazonie et capitale de l'État du même nom, reine du caoutchouc à la grande époque, évoquerait a priori bien des images exotiques faites de lianes, de jungle urbaine et luxuriante gouvernée par des commandos de moustiques. Comme un joyau lointain et tropical dont les éclats humides étourdiraient l'imaginaire lorsqu’on vient de faire une traversée de quatre jours et trois nuits sur le fleuve depuis la frontière colombienne.
Pourtant comment décrire autrement la ville de Manaus que comme une immense scène de théâtre ? Dont on ne saurait bien dire, d’ailleurs, si elle rappelle davantage les bouffonneries de la Commedia dell'arte ou les envolées oniriques de certaines pièces shakespeariennes.
Tout débute dans les coulisses, à savoir les docks bordés d'usines... où, dès notre arrivée, notre petit groupe de voyageurs au long cours tout juste descendu du bateau a droit à du grand spectacle, un show brésilien où se mêlent des navires militaires, un hélicoptère, et la saisie remarquable et remarquée de cinquante kilogrammes de cocaïne sous nos regards ébahis. Les visages des badauds sont comme aimantés par l’indifférence blasée des policiers sur ce port qui grouille de monde et dont il est impossible de saisir qui se prépare à jouer quel rôle, tant l'abondance des détails noie le particulier.
Mais la vraie scène prend forme dans le centre-ville, aux pieds du Teatro Amazonas qui s'élève telle une meringue fouettée par l’influence baroque de la capitale autrichienne au milieu des illuminations criardes de noël. Et où il ne se passe... rien. En tout cas pas après 21h. Un silence immobile où vient se fracasser la revendication nihiliste d’une dramaturgie faite de néant. Les rares répliques y sont déclamées sur le modèle du cadavre exquis, comme si la ville entière était peuplée de surréalistes. "Tu veux du banana split ?", me lance ce type débonnaire sur le port. Nom d'une pipe ! Du banana split ! Que penser alors du "belle lurette" glissé l'air de rien, en français dans le texte, par un Brésilien dans un sourire entendu ? Ou du non moins énigmatique "Martin, je te préviens, ça va chier des bulles !", que je glapis dans un mouvement de colère à l’intention d’un de mes compagnons de voyage, me lovant déjà dans l’esthétique langagière locale...
Une scène vide donc, où se presse néanmoins une galerie de personnages hauts en couleurs qui marient avec maestria le glauque, le loufoque et la comédie de boulevard.
A commencer par le docteur honoris causa de notre hostal : un docteur, qui, s'il ressemble davantage à un prolétaire malmené par les saloperies d'une vie dénuée d'argent plutôt qu'à un vénérable praticien, n'en est pas moins un vrai docteur. Chirurgien qui plus est. Plein aux as. Mais souffrant d'un alcoolisme sévère qu'il vient assouvir à la réception près du frigidaire contenant son précieux breuvage, enchaînant les bières comme un sportif noierait son estomac de litres d'eau après un marathon éprouvant. Et ce n'est pas parce qu'il est chirurgien-ivrogne que cela le prive de nous faire la conversation : le corps tendu par l'effort pour se tenir droit sur son siège, la tête hésitante, qu’il fait danser gentiment de gauche à droite, il plante son regard noir et intense dans les nôtres, à tour de rôle. Une voix éraillée par l'alcool s’échappe parfois de sa bouche pour proférer quelques phrases bien senties et pleines d'une amitié éthylique qu'il ponctue de grands éclats de rire.
Un chic type au demeurant, à qui je dois d'avoir réussi à rentrer dans ma chambre à trois heures du matin, après qu'il eut beuglé avec toute sa puissance d'ivrogne des appels ardents invitant le réceptionniste à sortir de sa douche : "Andyyyyyy ! Annnnndy ! Viens ! Mais viens bordel ! La fille est coincée ! Andyyyyyy !!!! ».
Un chic type, disais-je, qui paye toutes ses dettes. Quant à savoir si ses mains tremblantes sauvent des vies ou contribuent bien au contraire à précipiter les patients dans la tombe, l'histoire ne nous le dit pas.
Mais revenons un instant à notre hostal, où officie le fameux réceptionniste Andy sorti prématurément de sa douche par les aboiements effrénés de notre faux-prolétaire-miné-par-les-prétendues-saloperies-d'une-vie-indigente. Un petit ours à la voix nasillarde, si nasillarde d’ailleurs qu'elle renforce l'imbécilité touchante de la plupart de ses propos assénés avec l'assurance du gentil benêt qui souhaite se donner une certaine importance. Andy, après tout, n’est pas n’importe qui : c’est un Brésilien qui parle anglais. Quoi qu’approximatif, quoi qu’indubitablement nasal, son anglais est un anglais comme les autres… il lui donne surtout le sentiment de chatouiller le cosmopolitisme du monde et lui permet d'enfiler des perles de vérités indubitables : "It's very good to meet people, you know", "yeah, you know, I have friends from all over the world".
Touchant, disais-je, même quand il sort sa lampe torche, mi-lampe/mi-taiser, parce que "you know, sometimes I use it when people get, you know... and then TAK-TAK-TAK... Ha ha ha!".
Touchant puisque même son léger sentiment de supériorité a quelque chose de profondément tranquille et bon enfant.
La scène amazonienne a aussi ses personnages secondaires, qui peuplent la ville comme autant d'apparitions fugitives mais persistantes. Car Manaus est une cité perdue où le sordide le dispute à la jovialité débonnaire des discussions de rue, où l’on peut voir une mendiante se relever furtivement du trottoir où elle était allongée pour crier en anglais "Jesus is back ! » au passage des chars clinquants qui défilent le dimanche pour diffuser la parole du Dieu-tout-puissant. Où l'ont fait des rencontres improbables, comme celle du chef d'une communauté indienne d'Amazonie lors d'une sortie sur le fleuve, qui est là, avec ses plumes sur la tête et son pagne, à moitié à poil, et qui vous apprend qu'il est allé à Paris faire une conférence.
L’entrée en scène la plus marquante restera néanmoins celle de cette vieille Brésilienne décharnée rencontrée sur la place du centre-ville : moulée dans sa petite robe bleue et privée de la majeure partie de ses dents, elle minaude, se dandine maladroitement sur ses maigres jambes et remonte sa poitrine efflanquée comme si elle avait encore tout l'éclat de sa jeunesse. Badinant avec Martin et entamant quelques langoureux pas de danse qu'elle ponctue à un rythme diabolique de son rire d'ivrogne, elle conclue son numéro en trempant ses lèvres flétries dans les verres posés sur la table, avant de mâchouiller une bouche toujours aussi désespérément vide.
Tout juste avant le baisser du rideau, nous faisons la connaissance du jeune Daniel sur la plage de Ponta Negra inondée par les décibels de la musique forrò s’échappant des bars, et où se chamaillent férocement des dealers alcoolisés. Dès les premières minutes, en vertu du pouvoir d’attraction des yeux bleus sur ces terres brunes, il se prend d'amitié pour moi et me montre une photo de « son chéri ». J'en conclus non sans une certaine perspicacité qu'il est gay. Comme son frère d’ailleurs, m’apprend-t-il quelques instants plus tard. Très amoureux, Daniel l’est sans aucun doute : à l’évocation de sa moitié absente, partie en déplacement professionnel, ses jambes se mettent à trembler, ses yeux à papillonner avant de se fixer gravement sur le ciel, alors que de sa bouche s’échappe un grognement de dépit frustré et dramatique : "Oh, I love him, I love him so much you know… Rhooooo, I miss him but you know, I'm a man. And a man has his needs".
Même un homme amoureux a ses besoins donc, et ceux de Daniel se débattent avec la fidélité. Il m’avoue, presque peiné, qu’il s’y essaye avec beaucoup de fermeté : he tries really hard. Une détermination féroce qui l’aurait conduit à bannir l’onanisme de son existence, admet-il presqu’aussitôt. A ce stade, je dois admettre que, tout en levant un sourcil dubitatif devant cette confidence, ma perspicacité ne m’est d’aucun secours. D’autant que, si Daniel essaye vraiment, cela ne l’empêche pas, un peu plus tard dans la journée, lorsque nous nous retrouvons tous dans le centre de Manaus, d'être subjugué par la beauté métis du visage d'Eric, le Brésilien voyageur de la bande. Et d'en trépigner à nouveau sur place, dans une grimace tout aussi théâtrale que son dépit amoureux.
A mesure que le soleil descend derrière le décor industriel de la ville, Daniel s’est tellement attaché à nous qu’il nous inonde, dans une effusion enthousiaste mais tendre, de ses conseils pour nous orienter dans la vie festive nocturne en Amazonie. Des recommandations que j'ai la lucidité de décliner, préférant regarder depuis la terrasse de notre hostal le clair-obscur des rues dans la nuit. Et que Noé, accompagné de Mattias et Antonio, décident néanmoins de suivre. Appâtés, sans doute, par l'idée qu'ils se font d'une boîte gay : « beaucoup de filles », de la « bonne musique », c'est bien connu...
Les voilà donc en périphérie de la ville, à tenter une expérience qui se révèlera traumatisante pour le plus macho de nos deux Italiens : il faut imaginer un espace de 30 m² où pétarade une musique à faire se retourner n'importe quel mélomane dans sa tombe, remplie... d'hommes. Enfin d'hommes... de femmes aussi, des femmes d'1m90 juchées sur des talons, aussi baraquées qu'Hercule et arborant certaines parties intimes qui n'ont rien de féminin. Impossible de faire un pas sans sentir une main aux fesses ou ailleurs, et sans éprouver la concupiscence attentive d’un regard plein de sous-entendus. Réfugié dans un coin de la salle exigüe, Mattias ose à peine porter son verre à la bouche, levant des yeux ronds et fixes au plafond, aussi pétrifié qu'une souris croquée par les canines acérées d'un matou.
Une scène qu'il se plaira à raconter quelques heures plus tard sur la terrasse de l’auberge où nous étions juchés, dans un déluge d'effets comiques et de musicalité italienne qui faillirent me faire passer par-dessus la balustrade, le corps convulsionné par un rire démoniaque.
Il s’en est fallu de peu pour que cette pièce amazonienne ne se transforme en drame.
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