5 novembre.
Dans un éclair de lucidité, surprenante alors que mon sens de l’orientation se rapproche du néant, je réalise tout à coup que le quidam est tout simplement perdu. Sur le bras d’autoroute dans lequel l’amateurisme de mon conducteur nous a entraînés, je me mets à scruter fébrilement les panneaux qui défilent à la recherche de l’aéroport. Mais où que mon regard se pose, Roissy semble, en même temps que le général qui lui a donné son nom, se dérober à mes yeux.
– « Excusez-moi, mais je crois bien que vous vous êtes trompé de route, non? », parviens-je à proférer, contenant avec peine la tension grandissante dans ma voix.
Le chauffeur du über me lance un coup d’oeil inquiet dans le rétroviseur, son visage couleur ébène éclairé par un vague sourire contrit, et, après quelques moments d’hésitation durant lesquels il réalise - semble-t-il - qu’aucune échappatoire ne viendra le tirer de son embarras, il consent à faire ses aveux:
– « Je suis vraiment... désolé », lâche-t-il. Il insiste, même : « Sincèrement désolé! Il faut me comprendre, c’est mon premier jour, je ne connais pas encore très bien le chemin...». « Mais ne vous inquiétez pas ! », conclue-t-il faussement encourageant, cherchant probablement davantage à se rassurer lui-même que sa passagère soudain saisie par l’angoisse à la perspective de manquer son vol.
C’est bien ma veine.
Après quelques circonvolutions sur la route qui nous font perdre encore de précieuses minutes, et orientés par mes directions devenues incroyablement justes sous l’effet de la loi universelle de l’Impérieuse Nécessité, nous parvenons à atteindre l’aéroport. Lorsque le conducteur, dans un ultime élan de dilettantisme et de coup du sort mélangés, nous fait atterrir au mauvais terminal dans un obscur parking souterrain, je décide de le planter là : j’ouvre la portière et, excédée, je m’élance aussitôt vers la première sortie accessible, seulement suivie par l’écho lointain de sa voix soudain rassérénée et visiblement étrangère au scrupule, qui me rappelle de lui laisser une bonne évaluation en ligne.
Entravée par le poids de mon énorme sac-à-dos dont je tente vainement d’ignorer les meurtrissures infligées à un sacrum qu’il vient fracasser sous l’effet des secousses, je me jette alors à corps perdu dans les interminables couloirs de l’aéroport.
9h45... je calcule, l’esprit noyé par l’adrénaline, qu’il ne me reste plus qu’une trentaine de minutes avant le décollage de l’avion qui doit m’emmener à Amsterdam, puis à Bogota, pour un voyage en solitaire long de plusieurs mois.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce départ ne ressemble en rien à celui que je m’étais imaginé... Et si tout cela signifiait tout simplement que je ne devais pas faire ce voyage?
J’étais pourtant partie bien en avance ce matin, dans l’espoir de profiter des joies d’un petit café salutaire après une nuit si courte, et de quelques funestes bouffées de cigarettes. Pour prendre le temps de mesurer, pensais-je, l’étendue du vide dans lequel je m’apprêtais à sauter.
La veille, j’avais décidé de passer ma dernière nuit chez ma soeur. Un peu perdue, ne sachant pas exactement quoi faire de véritablement significatif à quelques heures d’un voyage dont j’ignorais tout, y compris l’itinéraire. J’avais plusieurs fois vérifié le contenu du sac-à-dos qui devait m’accompagner pendant les sept prochains mois et qui serait désormais mon seul lien physique avec « ici », assaillie par le doute : n’était-il pas trop lourd? Avais-je pris les vêtements adéquats ? N’avais-je pas oublié quelque chose ? J’avais forcément oublié quelque chose d’essentiel...
J’avais pourtant passé de longues semaines à comparer les différentes marques de chaussures de randonnée - résistantes mais pas trop encombrantes, imperméables mais pas excessivement moches... -, à écumer les sites Internet à la recherche de la lampe torche pratique et autonome, du manteau léger mais suffisamment chaud, jusqu’aux sous-vêtements qui devaient pouvoir résister à des lavages répétés. Assembler mes affaires dans la perspective d’une aussi longue absence m’avait en soit mise à l’agonie, alors que, jusque-là, je n’avais jamais été capable de faire une valise avec le strict minimum, même pour une escapade de quelques jours.
En comparaison, la partie « logistique » m’avait causé moins de tourments : trouver quelqu’un pour occuper mon appartement pendant mon absence, transférer une partie de mes affaires chez les uns et chez les autres, organiser le suivi de mon courrier... J’ignorais alors que ces longues semaines de préparation s’avéreraient parfaitement inutiles. Ou presque... Car autant le divulguer dès à présent : voyager de longs mois en solo quand on est affublée de yeux bleus, dans des pays où l’on se fera forcément remarquer, est, contre toute attente, incroyablement facile. Bien plus facile que ce que j’aurais jamais pu imaginer. Tellement facile vous dis-je, que lorsque je repense à ces deux mois de préparation, je réalise qu'il s'agissait davantage de m'approprier l'idée même de ce saut vers l'inconnu que d'une étape franchement incontournable.
Non, voyager c’est facile : le plus dur, c’est de se décider.
Le projet d’un voyage au long cours s’était formé dans mon esprit plus d’un an auparavant, alors que je végétais dans un emploi dédié aux Grandes Entreprises où je ne m’étais jamais sentie à ma place : non seulement parce que j’y avais atterrie par hasard, mais parce que rien, absolument rien dans mon parcours, qui avait oscillé entre des études d’histoire puis du Monde, un milieu familial profondément rétif à cet univers et des inclinations artistiques évidentes sauf pour moi-même, ne m’y prédestinait...
Mon futur PDG avait vu juste lors de notre entretien, lorsqu'il m'avait lancé, mi-provocateur, mi-persifleur : "Alors comme ça vous avez vu de la lumière et vous êtes entrée pour voir?".
Il fallait bien commencer quelque part.
Dès mon premier jour, je songeais sérieusement à démissionner. Et à vrai dire les deux années qui suivirent. Lors des premières réunions générales auxquelles j’avais assisté, et dans lesquelles j’atterrissais comme un sac livide entre deux missions en Pologne, après un vol de nuit, l'effroi me submergeait : je ne comprenais... rien. Avec le sentiment de me trouver en terre étrangère, une terre peuplée d’habitants éternellement préoccupés et pressés - par Dieu sait quoi, pensais-je alors -, dont les us et coutumes me paraissaient indéchiffrables. Je ne me saurais pas sentie plus perdue au milieu d'une colonie de fourmis feu en plein coeur de la forêt amazonienne. Sans doute moins, d'ailleurs...
Après ces débuts particulièrement difficiles, des nuits passées à me former seule sur des sujets dont j’ignorais tout, des journées harassantes à tenter de comprendre des codes dont le sens m’échappait autant que s’il se fut agit d’une langue exotique, j’avais un jour décidé de chausser les godillons de l’anthropologue et d’embrasser pleinement, drapée de cette forme d’obstination sans but ni fondement qui était alors la mienne, l’exploration de ce monde inconnu. Un monde où il était question de « montée en compétences », « d’engagement », de « wording », de « process », de « force de proposition », de « challenge » ou de « change ». Où il était fréquent de s'emporter pour « remettre l’église au milieu du village » et d’y aller « avec sa bite et son couteau ». Le mot « besace » surtout, revenait de manière étrangement insistante, sans que personne ne sache très bien ce qu’elle pouvait contenir ni d’où elle avait bien pu surgir. Je l’imaginais quant à moi en cuir, avec une forme irrégulière et un fermoir doré.
Après des mois de résistance autant psychique que morale, et même physique, qui me faisait rester là malgré tout - un goût du défi dont je n’avais jusque-là pas conscience, sans doute - , j’avais donc fini par rendre les armes, non sans l’avoir payé - entre autres - au prix d’une pénible addiction à la caféine. Jusqu’à y trouver un certain confort, presque grisant même, de maîtrise, qui vous autorise à aborder n'importe quelle mission professionnelle les mains dans les poches et la fleur au fusil en sachant que vous vous en tireriez. Jusqu’à y trouver un vrai intérêt enfin, car il y avait quelque chose dans ce que je faisais, dans ses formes, dans ses modalités, qui faisaient écho à des inclinations bien plus profondes en moi. Et que je regardais, assez captivée, me transformer : une confrontation répétée à des centaines de personnes d'horizons divers par an, la nécessité de prendre la parole en public à tout bout de champ, l’impératif de s’approprier en continu des sujets jusque-là inconnus, un sentiment d’inconfort permanent vous font forcément sortir de votre coquille.
Et un jour, j’en sortis tout à fait... Le masque était devenu trop lourd à porter. J’annonçais mon départ, précipité par l’annonce du cancer de mon père l’année d’avant, et encore davantage par des imbroglios sentimentaux dont l’absurdité et la tension mélo-dramatique de telenovela ne faisaient que souligner la nécessité de mettre les voiles. Dans la foulée, poussée par un élan irrépressible, je quittais Celui qui avait partagé ma vie depuis la fin de l’adolescence et qui avait jusque-là régné en dieu sur mon existence, l’appartement que nous occupions et enfin mon emploi à proprement parler et ma vie d’automate, après une lettre d’adieu que j’intitulais sobrement : « L’anti-salut giscardien ».
C’était décidé : je partais en Amérique du Sud.
L'horizon de ce continent s'était imposé à moi, peut-être sorti des limbes d'une enfance marquée par les amitiés latino-américaines de ma mère polonaise, dont les accents chantant peuplaient les fêtes que mes parents organisaient dans le jardin familial. Des Brésiliens, des Chiliens, des Argentins dont la chaleur et la tendresse faisaient écho à l’univers slave de mes racines. Peut-être y avait-il un lien avec Survier, mon professeur particulier de violon guatémaltèque à peine plus âgé que moi, arrivé seul en France aux balbutiements de l'adolescence, et dont la force de vie prométhéenne m'avait laissé une empreinte indélébile. Parce que j’aimais aussi l’espagnol, les rythmes latino et la vie dehors.
Et puis : c’était un vieux rêve inassouvi. Malgré une double origine et une multitude de voyages aux quatre coins du monde, je n’avais jamais été plus d’un mois à l’étranger.
Sans surprise, l'idée de cette longue absence de l'autre côté de l'Atlantique suscita d’abord, chez beaucoup de mes interlocuteurs, les doutes les plus vifs, du « tu crois pas que c’est une fuite là? », en passant par « mais, tu n’as pas peur, de partir comme ça toute seule aussi longtemps ? », le sarcastique et troublant « c’est n’importe quoi, voilà, c’est le truc à la mode ça, les tours du monde, des gens qui pensent qu’ils sont originaux... et tu penses que ça va t’apporter quoi ? Le vrai voyage il est ici, chez toi! », ou encore « mais tu penses pas que tu vas finir par t’ennuyer sans personne avec toi? », sans compter le « mais tu vas faire comment, à ton retour? ».
Le Pater Familias avait eu l'insigne honneur de clôturer la ronde des tourments de la conscience, croyant sans doute qu'il pouvait encore décider du cours de la trajectoire de sa progéniture :
- « Il est hors de question que tu partes toute seule en Amérique du Sud... Costa Rica, passe encore, c’est sûr, mais le reste, c’est pas sérieux! ».
L'Hésitation se dressait ainsi par intermittence, de toute sa Hauteur menaçante. D’autant plus que, fondamentalement, je n’avais aucune idée de ce que j’allais vraiment chercher avec ce voyage, et encore moins à quoi il ressemblerait.
Tout était parti d'une étincelle allumée dans ma conscience, alors que je regardais par la fenêtre de l'appartement que j'avais occupé de si longues années, éclairé par une douce lumière matinale : « j'ai besoin de respirer ».
Ce sont les mots exacts qui s'étaient imposés à moi, portés par cette étincelle devenue soudain une voix impérieuse, avant de se convertir subrepticement en certitude : la volonté de partir seule pour apprendre à naviguer dans l’inconnu et sans repères familiers, l’envie de me confronter au monde avec comme instrument mon seul regard, moi qui avait toujours été Deux avec une jumelle à la naissance et une vie amoureuse bien remplie depuis l’adolescence. Le vague pressentiment qu’il s’agissait d’une sorte de rite de passage à l’âge adulte pour adolescente attardée mais inéluctable, tout autant que la distance nécessaire pour rassembler les bouts éparses d’une vie à laquelle je ne comprenais plus rien.
Dans la soirée, j’avais eu droit chez ma soeur à la visite de T. , le doux garçon aux cils noirs et humides qui avait tenté vainement pendant quelques mois de colmater les brèches d'une existence fracassée par ma rupture, et dont je n’avais jamais réussi à déterminer, tout au long d’une relation arrivée beaucoup trop tôt, si j’étais amoureuse. Son départ m’avait pourtant plongée dans le doute et les pleurs, un sentiment de vide tout autant que de décompression face à une attente qui allait trouver enfin son point final.
Alors que je courrais comme une dératée dans les couloirs du Terminal 2F, uniquement centrée sur mes pas et la porte d’embarquement qui tardait toujours à faire son apparition, ces images ne semblaient pourtant plus que les échos lointains d’une autre vie.
Essoufflée, j’entendis bientôt, comme un ange surgit des ténèbres, la voix mélodieuse d’une charmante hôtesse de l’air :
– « Votre passeport, s’il vous plaît?... Bienvenue à bord, mademoiselle ».
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