Le triptyque de Pati
Ce récit, bien qu’il n’ait en réalité pas concouru – il a été envoyé le jour même de la délibération, incontestablement trop tard - a malgré tout été publié presque aussitôt en ligne, dans le cadre du concours Libération - APAJ présidé par Erik Orsenna en 2017. Le thème de 2017 portait sur « « Drôle de rencontre ! Drôle d'endroit pour une rencontre... » : est-ce la rencontre qui fait le lieu ou le lieu qui fait la rencontre ? En tout cas c’est là que la vie se joue : dans le décalage d’un décor, dans le surgissement du hasard, dans la singularité d’un regard.
Dès les dix premières minutes, j'ai cru que j'allais mourir. Plus précisément, j’ai cru que j'étais en train de mourir : à chaque pas mon souffle se faisait un peu plus court, ma respiration sifflante, j'avais le sentiment que mes poumons n'étaient plus que deux microscopiques éponges qui cherchaient désespérément à brasser de l'air. En vain…
Je regardais mes pieds avec toute la rage dont j'étais capable, maudissant Loïc qui m'avait convaincue de faire ce trek de trois jours dans la vallée de Pati, en plein cœur du parc national de la Chapada Diamantina, souvent présenté comme l'un des plus beaux treks du Brésil, si ce n'est du monde... Me maudissant moi-même, avant tout. Car j'étais loin d'ignorer, bien au contraire, que j'avais la capacité pulmonaire d'un phtisique et l'expérience sportive d'un avorton. Malgré des jambes solides, qui sortaient d'on ne sait où : peut-être des cuisses de Jupiter, mais en aucune façon d'une quelconque activité physique codifiée.
La seule gymnastique que j’eus jamais pratiquée avec la constance du croyant exalté consistait à poser mes saintes fesses à une terrasse, lever un doigt pour alpaguer avec assurance le garçon de café - suivant le principe qu’on mesure le charisme d’une personne à sa capacité à capter l’attention du serveur du premier coup, axiome que je m'astreignais à appliquer systématiquement avec toute la discipline d'un athlète de troquet -, puis à tenir une cigarette de la main gauche tout en m’exerçant, de l’autre main, à porter adroitement un verre de vin blanc à une bouche déjà entrouverte.
En clair, sans mes jambes, la combinaison de ces deux handicaps m'assurait a priori une mort certaine. Car la randonnée est sportive : la vallée n'est que dénivelés, cailloux, et descentes abruptes. Ou presque...
La veille, j'en nourrissais une peur réelle, au point de n'arriver à dormir que par intermittence. Sur le papier qu'on me demandait de remplir à l'agence, dans la partie "problèmes à signaler", j'avais même cru bon de déclarer crânement "bad lungs". Suscitant aussitôt un regard paniqué chez mon interlocuteur, que je dû immédiatement rassurer dans un éclat de rire avec des "nan, c'est juste que je suis lente. Très lente". Il avait donc rentré son regard paniqué sous ses paupières, à moitié convaincu.
Me voilà donc à tenter péniblement de m'élever sur les deux-cents premiers mètres de la randonnée, aussi pentus que dans mes pires cauchemars. Me demandant si j'étais secrètement masochiste, à me jeter ainsi la fleur au fusil dans la souffrance pour le simple plaisir de me flageller et à vouloir m'infliger des choses dont je n'étais tout simplement pas capable.
Mais mes pieds avançaient malgré tout, et le décor était planté : mes trois compagnons de voyage, Julia l'Allemande, Nick et Marisa les Américains, ainsi que notre guide Pedro, ne pouvaient ignorer les vrombissements de cheval agonisant qui sortaient de ma bouche.
- "C'est que je suis très lente dans les montées, je n'ai pas de souffle... », parvins-je à articuler. « Mais quand c'est du plat, j'adore !".
L'abcès était crevé, ce qui devait être dit était dit, et à partir de cet instant c'est comme si mon corps prenait progressivement le rythme de la marche. Je réalisais plus tard que ces dix premières minutes étaient en réalité une crise d'asthme dont j'ignorais souffrir, déclenchée par la crainte de me transformer en cadavre-fardeau que l'ensemble du groupe devrait traîner par les cheveux pendant trois jours.
Car cette crise de panique pulmonaire, malgré un souffle toujours aussi court, ne se reproduisit jamais plus, en dépit de dénivelés parfois bien plus vertigineux que ces deux-cents premiers mètres. Parce que j'eus les meilleurs compagnons de voyage que je pouvais imaginer : la gentillesse et la prévenance de la douce Julia, la tranquillité et l'enthousiasme de Nick et Marisa... Nick qui, soit dit en passant, fut commercial dans une autre vie pour le compte d'un producteur de marie-jeanne médicinale à Baltimore. Et surtout Pedro, notre guide : aussi petit qu'un montagnard, quoi que natif de Salvador, un beau visage expressif quoi que sans expression, des yeux noirs et humides qu'encerclaient de sages tempes grises. N'ouvrant la bouche que si nécessaire et ne se départant jamais de son air sérieux, bien qu'il ne bouda pas son plaisir devant une bonne blague. Rien de superflu ni de superficiel chez lui, rien d'autre qu'une présence habitée mais pondérée.
Son caractère incorruptible m'inspirait confiance, et je sentais qu'il m'aimait bien : parce que je ne me plaignais pas même à l'agonie et que mes fanfaronnades enjouées l'amusaient. Car là encore, soyons honnêtes : lorsqu'on ne possède pas les aptitudes physiques d'un Usain Bolt, on fait le clown.
Nimbée de cette tranquille bienveillance, je pus donc m'immerger complètement dans un univers nouveau pour moi, où l'on est plus qu'un corps en mouvement que suit un esprit où s'entrechoquent mille pensées diffuses. Où le regard s'illumine dès qu'il quitte l’espace exigu des pieds au sol pour admirer des paysages grandioses et sauvages, où se conjuguent le rouge de l'eau, le rose du quartz des roches, l'ocre des plaines, le vert de la jungle, le bleu du ciel. Des orchidées et des bromélias. Un délicat entrelacs de sommets rocheux, de vallées étroites et profondes, de grandes plaines, de grottes, de canyons et de rivières. On se serait cru par moments en Écosse, un peu plus loin quelque part dans les montagnes japonaises, puis, l’instant d’après, dans Le livre de la jungle. Parfois on jurerait presque être au beau milieu d'un paysage sorti tout droit d'un ouvrage d’Heroic Fantasy, au cœur d'un monde imaginaire enfin lorsqu'on pénètre dans la vallée par-delà les monts rocheux et que tout ce qu'on a pu voir de loin devient mille chemins, mille rivières, mille possibles.
Je ne suis plus qu'un corps en mouvement que suit un esprit où s'entrechoquent mille pensées... mais parfois je ne suis plus qu'un esprit en mode primal, vide de toute pensée à l'exception de celle d'avancer lorsque nous devons, pour pénétrer dans la vallée, dévaler un chemin si abrupte et si rocailleux qu'il faut user de toute la pesanteur de son corps pour ne pas tomber en avant..
Le soir, nous pouvons enfin reposer nos corps exténués chez Dona Raquel, qui reçoit les randonneurs dans cette vallée qui a été vidée de presque tous ses habitants, à l'exception de trente âmes, quand sonna le glas de l'âge d'or de la ruée vers le diamant et des plantations de café. Où l'on mange mieux qu'ailleurs. Où l'eau de la douche est froide mais apaise les muscles échauffés par treize kilomètres de marche sportive. Où l'on peut laisser courir ses yeux sur une vue époustouflante, assis sur le banc sec et dur du jardin. Où l'on dort à quatre dans une chambre spartiate d'un sommeil de plomb et sans rêves.
Le lendemain, c'est avec impatience et sans presque aucune courbature que je me mets en marche. Sauf que nous découvrons rapidement que ladite marche consiste à ramper, en tout cas à user de ses quatre membres pour se hisser au plus haut sommet accessible... Tout le monde est à la peine, mais, comme à chaque fois dans la vallée, le prodigieusement beau appelle un effort préalable. À nouveau, après une ascension de quatre-cents mètres qui nous prend deux heures et la traversée d'une immense grotte, nous sommes soufflés par la magie du spectacle : allongés sur une stèle en pierre au bord du précipice, au sommet de la vallée, donc du monde, nous regardons la brume danser autour des roches dans un mouvement de va-et-vient erratique. Un ballet somptueux mais empreint de gravité, dont la majesté n’en finit pas d’emplir l’espace ou nos yeux, et qu’interrompt parfois le vol des « flying bananas » ou « banana birds », seulement observables dans la vallée de Pati : les peaux de banane que nous jetons au ciel avec l’enthousiasme de gamins électrisés de se croire, l’espace d’un instant, au royaume éternel.
Quelques cascades plus tard et une marche surréaliste sur des racines d'arbres, nous voilà à nouveau chez Dona Raquel. Esquintés. Avec un chien noir à peine adulte sorti de nulle part qui s'est invité dans notre chambre, et qui geint à tue-tête, sans raison apparente. Sa plainte est si éloquente que nous sommes obligés de nous y mettre à quatre pour lui expliquer que plus il geint, moins nous le trouvons séduisant... Ce qu'il feint de ne pas comprendre, se lamentant de plus belle en plein milieu de la nuit pour ne s'arrêter qu'une fois que Marisa eut déposé une couverture bienfaisante sur son petit corps de geignard.
De ses plaintes nocturnes pourtant, je n'entends rien. Malgré plusieurs réveils successifs. Après des rêves étranges où il est question de vampires en quête de sang. Des rêves prémonitoires puisqu'au matin c'est le drame : l'armée rouge est arrivée, accompagnée de tous ses symptômes les plus désagréables. Mais depuis deux jours, si je n'ai pas les aptitudes physiques d'un Usain Bolt, j'ai son mental. Et l'expertise de Nick, qui me fait fumer un joint le matin pour faire passer la douleur. Et c'est finalement sans trop de difficulté que j'entame cette troisième journée, avec mes compagnons et Maruda (le chien fut baptisé ce matin-là, du doux nom polonais de « geignard »), qui essayait pourtant à tout moment, l’ingrat, de nous fausser compagnie pour se trouver d'autres maîtres.
Arrivés à une rivière vers le milieu de la journée, Pedro confia nos âmes à un autre guide, dont je ne compris jamais le nom, mais dont je garderais en mémoire la profonde gentillesse masquée sous une bonhommie et une jovialité contagieuses. À peine les présentations faites, il fit tourner un joint, m'offrit une quiche en lieu et place d'un sandwich au fromage que je ne pouvais pas manger, sous le regard indifférent de notre compagnon à quatre pattes qui essayait désespérément de croquer une mouche. Le même Maruda qui, docile, se fit transporter par les bras puissants de notre guide sans nom lorsque nous dûmes traverser d'étroits troncs d'arbres suspendus pour traverser un cours d'eau.
La fin de la randonnée fut aussi apocalyptique que la matinée fut divine : une pluie torrentielle et diluvienne nous surpris, emplissant mes yeux d'eau et menaçant à tout moment de faire disparaître mes lentilles. Je n'y voyais plus rien, et je tombais plusieurs fois sur les cailloux que nous devions dévaler pour descendre la vallée, les pieds noyés dans les torrents qui s'étaient désormais invités sur le chemin. Au moins, les chaussures étaient redevenues propres...
Arrivés au « bout du bout », nous nous installâmes dans le 4X4 du guide sans nom, sans prononcer un mot, tous songeurs, avec un Maruda tremblant et aussi trempé que nous fourré dans le coffre. Assommés par la pluie mais tout autant par la somptuosité du monde que nous venions de quitter. Mon esprit s'égara, je pensais à certaines choses du passé, à certaines personnes, étrangement à une certaine petite fille devenue grande qui partagea une grande partie de ma vie, et mes yeux s'embuèrent subitement d'une eau cette fois-ci salée.