Aux origines du projet In Vivo : une nuit à Sayulita, au Mexique
L'étincelle qui a donné vie à la série de dessins du projet In Vivo et ses coeurs ex-voto a sans aucun doute jailli au Mexique, dans une cour jonchée de feuilles où trônait un bananier. En ce sens, à l'instar de la tradition votive millénaire, chacun de ces coeurs est un hommage sans cesse renouvelé au miracle de cette nuit bleue de novembre.
Ce récit en retrace la gestation.
Novembre 2019. La soirée était chaude, presque humide, d’une moiteur qui affleurait à petites perles iridescentes à la surface des corps, les enrobant d’une fine couche de sucre glace. Une odeur végétale, douce et enveloppante, embaumait l’air, sans qu’on ait pu dire d’où elle venait précisément : peut-être des arbres rassemblés en nombre autour de la cour où nous nous tenions debout ou assis près de la table, et qui observaient notre petit attroupement sans ciller. Aux trompettes mexicaines vrombissant depuis la stéréo installée non loin du barbecue se mêlaient des rires francs et joyeux : l’air n’était pas seulement saturé de plantes et de fleurs, mais d’une gaîté contagieuse qui parvenait invariablement à se frayer un chemin vers tous ces visages brunis par le soleil.
On fêtait un anniversaire, et j’étais arrivée à Sayulita il y a seulement quelques jours.
Je n’avais pas prévu d’y venir. Je ne savais pas davantage ce qui m’avait poussée à faire cet énorme détour de 840 km depuis Mexico pour me rendre dans cette petite bourgade de la côte pacifique, à l’extrémité sud de l’État de Nayarit, connue pour ses déferlantes, ses spots de surf et son atmosphère bohème. Je ne surfais pas, et je comptais aller dans la direction opposée.
La reine de la soirée était une petite brune affable et chaleureuse, dont le joli visage ovale fut bientôt effacé par une épaisse couche de crème : dès que la dernière bougie avait été soufflée, les invités s’étaient empressés de faire honneur à la mordida, cette tradition mexicaine qui consistait à enfoncer la tête du fêté dans le gâteau d’anniversaire.
Quoi que surprise – elle n’était plus une enfant -, elle offrit son plus beau sourire au milieu de l’hilarité générale. Les convives s’animèrent de plus belle, la musique se fit plus insistante. La cour jonchée de feuilles mortes s’emplit de pas de danse dont chaque mouvement soulevait de minuscules nuages de terre et de poussière.
Dans un coin, un homme s’amusait à jeter des morceaux de viande dans la gueule des trois chiens assis aussi religieusement devant lui que des dévots devant le Dieu Nourriture.
On me tendit un verre, que je pris sans réfléchir, sans même y prêter vraiment attention alors que je virevoltais entre la table placée juste devant la maison de Trisha et la stéréo.
Vers minuit, alors que la cour s’était dépeuplée, je dansais encore tout en piratant régulièrement la stéréo avec ma musique que les Mexicains dissipaient avec une régularité tout aussi obstinée - quoi qu’avec la plus grande douceur – pour remettre aussitôt les chants et les trompettes des Mariachis.
Je finis par m’asseoir dans le fauteuil en osier sur la terrasse, juste en face d’un bananier. Je le voyais tous les matins, cet arbre, en prenant mon café. Mais en cet instant précis, c’est comme si je le voyais pour la première fois : quelque chose avait changé, mais quoi ?
Je me mis à le regarder vraiment, à le contempler même de longues minutes - ou s’agissait-il d’heures ? -, fascinée par l’ondulation délicate et le liseré doré de ses feuilles dodues, l’éclat chatoyant mais discret de sa silhouette voluptueuse dans le clair-obscur de la nuit bleue. Je me sentais tomber en amour : la sensation étrange d’une chaleur intense et enveloppante jaillie d’une source inconnue qui se diffusait progressivement dans tout mon corps comme de l’eau remplirait un bassin, avant de se déverser au-delà de ce que je croyais être mes propres contours. Il n’y avait plus de contours d’ailleurs, plus de limites, plus de corps même mais un cœur qui s’était répandu en moi, et au-delà dans l’espace infini.
Je n’étais plus que ce cœur dilaté alors que je regardais la danse timide du bananier, les bruissements du hamac suspendu un peu plus loin, les pétales roses des orchidées près de l’escalier, l’expression bienveillante sur le visage de Trisha et de quelques autres qui montaient se coucher à tour de rôle. J’avais la conviction intime que j’avais enfin recouvré la vue et que je voyais les choses telles qu’elles étaient vraiment, même la beauté étonnamment réelle de l’énorme et hideux cafard que je croisais ensuite sur le mur décrépi de la salle de bain.
J’aurais pu rester là une éternité, puisque le temps n’existait pas, puisque tout était parfait, et que je n’avais plus besoin de rien.
Trois mois plus tard, j’étais rentrée à Paris. Nous étions en mars, c’était la dernière fête avant qu’une grande partie du monde rétrécisse à la mesure d’un virus à petite couronne, mais on ne le savait pas encore.
La salle était bondée, de loin les corps agglutinés prenaient la forme d’une pieuvre géante aux tentacules frémissantes. L’air était saturé de sueur et d’une joie tout autant réelle qu’artificielle.
J’étais rentrée au petit matin avec le premier métro. Arrivée chez moi, je m’aperçus que je tenais toujours à la main le gobelet en plastique qu’on m’avait servi au bar.
Je le retournais : un cœur ex-voto y était gravé.
Lorsque la semaine suivante le pays tout entier se barricada dans des espaces fermés, derrière des murs, des fenêtres et des frontières closes, je reçus un appel. Une femme, qui n’avait rien de mexicain mais dont le prénom étrange signifiait « petite viande » au pays des Toltèques et des Mayas, me demanda au bout du fil : « Quand je vais raccrocher, qu’aimerais-tu faire ? Qu’est-ce qui te ferait vraiment plaisir ? ». Je ne me souviens plus de ma réponse, seulement que j’avais menti.
Quand elle eut raccroché, je m’assis à la table du salon, et je me mis à faire ce à quoi j’avais subitement renoncé depuis mes douze ans : dessiner.
Je dessinais mon premier cœur.
***
Enfant, j’avais été retirée de la maternelle et j’avais passé une année entière à apprendre à dessiner. Je dessinais tout le temps et partout. Je créais des maisons en carton, je faisais des collages et je cousais des poupées en tissu dont je fourrais la tête de papier aluminium. Lorsque j’appris à écrire, je me mis à rédiger des aventures de pirates et des histoires où se débattaient des ours. Mais je pouvais aussi passer des heures, accroupie dans le petit jardin du pavillon de banlieue de mes parents, à observer des fourmis ou des gendarmes rouges et noirs. Mes cahiers étaient noircis de listes d’animaux en tout genre, dont je consignais les caractéristiques et les mœurs avec la minutie d’un chercheur. Régulièrement, je plantais une graine dans un petit pot en terre et espérait y voir fleurir un citronnier.
Vers l’âge de huit ou neuf ans j’entrepris de taper à la machine des articles détaillés consacrés à la biologie et aux conditions d’existence des loups, des lions ou des baleines. Je créai même un journal avec ma sœur jumelle et quelques camarades d’école, et à dix ans je sollicitai la préfète de la région pour monter une association et obtenir un statut légal. Étonnamment, son bureau appela ma mère : c’est « impossible », puisque « il n’y a que des mineurs dans l’association ».
« Accepteriez-vous d’en être la trésorière ? », avait-elle ajouté.
De cette enfance rythmée par des lectures sur le cosmos et les volcans, l’apprentissage du violon et l’organisation de messes funèbres secrètes à la mort d’un hamster dans une famille polonaise où la religion était pourtant strictement interdite, un souvenir se détache, paré des couleurs étincelantes de la prophétie. Une après-midi, une vieille amie corse de mes parents m’avait pris les mains entre les siennes et s’était mise à scruter les lignes alors à peine creusées de mes paumes minuscules. En relevant la tête, elle m’annonça simplement : « Tu feras de nombreux détours dans ta vie ».
Elle avait même, m’avait-il semblé, insisté : « Parfois, tu prendras le mauvais chemin ».
Je ne compris pas vraiment ce qu’elle voulait dire, ni ce que cela signifiait, mais j’ai encore en mémoire ma sidération : mon sang s’était figé.
Pendant des années, je fus paralysée à l’idée de choisir la mauvaise direction. Il y avant tant de trajectoires possibles dans une existence, comment savoir laquelle emprunter ? À quoi voyait-on que c’était « la bonne » ?
En grandissant pourtant, une voie revenait sans cesse dans la bouche et au bout de la langue des uns et des autres, ici ou ailleurs : une voie, que dis-je, un organe… le cœur. La centrale, le moteur principal qui anime et fait affluer le sang - la vie - dans toutes les parties du corps, le premier organe à se développer et à fonctionner aux prémices de la gestation.
Faire battre ton cœur.
Qu’est-ce qui te tient à cœur ?
Aller droit au cœur.
Que dis ton cœur ?
Faire de tout son cœur.
Va où ton cœur te porte, disait même le titre d’un roman de Susanna Tamaro.
Un organe si particulier donc qu’on en faisait depuis des millénaires le siège de l’intuition, de la voix intérieure, et de l’amour (mais était-ce des choses si différentes ?), que les traditions spirituelles du monde entier y voyaient le lieu secret et mystique de la « cause ultime » : prendre cette voie, retrouver ce cœur permettrait à chacun de réaliser son « but ». D’atteindre la joie, disait-on…
Cette idée m’avait toujours laissée dubitative. Jusqu’à cette nuit bleue, et le bananier chatoyant de la terrasse de Trisha.